16/11/22

« La musculation : émancipation individuelle ou aliénation capitaliste ? »

Entretien avec Guillaume Vallet, auteur de La Fabrique du muscle dans Frustration Magazine.

“Mais qu’est-ce que je fous là ?” : est-ce que tout pratiquant assidu de la salle de musculation ne s’est pas déjà posé cette question-là ? “Pourquoi j’irais m’infliger ça ?”, se demandent les autres. Car après tout, se muscler dans une salle c’est se faire mal, affronter sa douleur, adapter son régime alimentaire, éviter de trop manger, trop boire pour… avoir un corps visiblement plus fort. Rien de très marrant dans le processus, contrairement à d’autres sports où l’on s’amuse, on sociabilise, on se détend… Guillaume Vallet, dans son livre La Fabrique du muscle (L’échappée, 2022), n’apporte pas de réponse définitive à l’intérêt existentiel de la musculation. Mais ce chercheur en sciences économiques, lui-même régulier des salles de sport, donne des clefs de compréhension sociologique à l’obsession montante pour le muscle. Selon lui, l’engouement pour la musculation serait lié au nouveau stade du capitalisme dans lequel nous évoluons, où il est important de se protéger, de s’adapter, de prendre soin de son corps pour mieux vivre sa vie. Dans ce livre agréable à lire, il analyse plusieurs grands mécanismes de la musculation comme pratique de masse : le rapport au travail, à la masculinité, au mérite… Nous l’avons interrogé sur ces sujets.

Pour vous, la pratique de la musculation est une pratique de masse : tout le monde est concerné. Comment expliquer vous ça ?

Nous sommes, depuis l’après-guerre, dans une ère où la santé et l’apparence sont très mis en avant. S’occuper de son corps à travers le sport est associé à l’idée d’une bonne santé, c’est donc en pleine croissance. 

Plus précisément, depuis les années 1980, nous sommes entrés dans ce que j’appelle “un capitalisme des vulnérabilités”, qui produit nombre de crises, de peurs et d’incertitudes. La pandémie en est un exemple récent. 

Face à ces incertitudes, le corps apparaît comme une ressource disponible pour tout un chacun, grâce auquel on cherche à se protéger. C’est là qu’intervient la dimension économique de la musculation. Le capitalisme cherche de nouveaux espaces d’accumulation et des entreprises s’engouffrent dans ces peurs, dans cette quête de réponses corporelles aux vulnérabilités : produits nutritionnels, coaching sportif, influenceurs sur les réseaux sociaux… 

Énormément de gens ont des velléités de s’inscrire à la salle de sport…. Tout le monde baigne là-dedans.

Oui, tout le monde baigne là-dedans et avec tout ce qui s’accompagne : hier avec ma femme, on est tombés sur une émission de téléshopping et tout tournait autour de la perte de poids, des gélules minceurs… Il y acette croyance selon laquelle des produits vont nous permettre d’atteindre l’idéal. Ma femme me disait : « on dirait qu’il n’y a rien d’autre dans la vie à part ça ! ». Et c’est vrai, c’était sans fin : la gélule, le tapis de course, le produit anti-rides…

Si l’on ajoute à ça l’importance aujourd’hui des réseaux sociaux, qui nous renvoient l’idée d’une image à porter et diffuser autour de soi, vous accentuez le phénomène. C’est ce qui est nouveau par rapport à la période où j’étais jeune : j’étais marqué par les films avec Schwarzenegger, Stallone etc., mais j’avais vraiment l’impression qu’il y avait eux et moi… Désormais, avec les réseaux sociaux, on a l’impression que n’importe qui pourrait devenir entrepreneur de son corps. Et ça démultiplie les désirs et les croyances des individus qui peuvent se dire « c’est grâce à mon corps que je vais pouvoir exister : non seulement je vais être en bonne santé, mais en plus je vais pouvoir le faire savoir rapidement sur les réseaux sociaux, me faire de l’argent, en vivre ! ». Tout semble à portée de main. Et là forcément il y a beaucoup de déçus, comme dans tout processus capitaliste, car le marché se concentre à l’extrême autour d’une minorité de personnes (...).

Pour lire la suite : www.frustrationmagazine.fr/musculation-capitalisme

Guillaume Vallet