01/06/25

« Une tribu d’indésirables" »

Recension de Parias de Marina Touilliez par Carlos Pardo dans Le Monde Diplomatique.

Lincendie du Reichstag, qui a lieu dans la nuit du 27 février 1933, sert de prétexte au régime du nouveau chancelier Adolf Hitler pour suspendre les libertés civiles, se lancer dans une violente répression des opposants et s’en prendre aux Juifs. Bertolt Brecht, dont les livres seront brûlés lors de l’autodafé du 10 mai de la même année, est arrêté. Günther Stern, un proche du dramaturge, plus connu sous le nom de Günther Anders, part pour Paris. Son épouse, Hannah Arendt, philosophe en devenir, reste sur place et met son appartement à disposition de ses amis — une étape avant l’exil. Arendt perçoit une première trahison dans le ralliement au nazisme de nombre d’intellectuels, dont Martin Heidegger, favorable au renvoi des enseignants juifs de la faculté de philosophie. « Un vide s’était formé autour de nous », écrit-elle (1). Inquiétée à son tour par la Gestapo, elle finit par gagner Paris, où des comités de secours aux réfugiés ont vu le jour.

À partir d’archives administratives, de journaux intimes, de correspondances et de témoignages inédits, Marina Touilliez donne savamment vie à cette période méconnue de l’existence de la philosophe et de ceux qui ont formé sa « tribu » entre 1933 et 1941 durant huit années difficiles (2). En France, la crise économique s’accompagne de l’irruption de l’extrême droite, de la montée du racisme et de l’antisémitisme. Les lois contre les immigrés se multiplient. Une société de réfugiés fondée sur l’amitié et l’entraide se forme autour d’Arendt dans le 15e arrondissement de Paris. Il y a là Walter Benjamin, cousin de Stern, les époux Cohn-Bendit, le Hongrois Arthur Koestler, qui vient tout juste d’échapper à son exécution en Espagne, Heinrich Blücher, qu’Arendt épousera en 1940, Fritz Fränkel, psychanalyste et addictologue, et quelques autres — marxistes traqués par les staliniens, juifs pour la plupart, désormais apatrides, indésirables, suspects, persécutés… La République française parquera ces antinazis de la première heure dans ses stades puis dans les camps où elle a déjà entassé les combattants des Brigades internationales et les républicains espagnols. À la faveur de la confusion créée par la défaite de l’armée française, et au prix d’un périple invraisemblable, Arendt et Blücher parviennent à gagner Lisbonne avant de s’embarquer pour les États-Unis via le réseau Varian Fry en mai 1941 (3). Alors que Benjamin se suicide à la frontière espagnole.

Pour Arendt, il n’existait que deux catégories de Juifs : le « parvenu », prêt à tout au nom de l’assimilation, et le « paria conscient », devant assumer sa condition d’exclu et travailler à une solidarité juive internationale. Elle se définira elle-même comme une « paria infréquentable », fidèle à sa « tribu », et se battra pour faire connaître l’œuvre de son ami Benjamin.

Auteur de textes sur Berlin, Moscou, Naples ou Paris, qu’il considérait comme la capitale du XIXe siècle, Benjamin a aussi laissé nombre d’écrits fragmentaires et éparpillés dans diverses langues et publications à propos de Marseille, ville fascinante mais insaisissable (4). Jérôme Delclos, critique à la revue Le Matricule des anges, décode avec bonheur ce rébus philosophique, offrant ainsi un nouvel éclairage à la figure de ce promeneur génial dans un essai stimulant (5).

(1Hannah Arendt, La Tradition cachée, suivi de Le Juif comme paria, Christian Bourgois, Paris, 1993, 256 pages, 14,70 euros.

(2Marina Touilliez, Parias, Hannah Arendt et la « tribu » en France (1933-1941), L’Échappée, Paris, 2024, 320 pages, 24 euros.

(3Varian Fry, Livrer sur demande, Agone, Marseille, 2017.

(4Rassemblés dans : Christine Breton et Sylvain Maestraggi (sous la dir. de), Mais de quoi ont-ils eu si peur ? Walter Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille le 8 septembre 1926, Éditions Commune, Marseille, 2016, 260 pages, 20 euros.

(5Jérôme Delclos, Walter Benjamin et le rébus de Marseille, Quiero, Forcalquier, 2024, 166 pages, 20 euros.

Pour lire la suite : www.monde-diplomatique.fr/2025/06/PARDO/68459

Marina Touilliez