30/11/20

« Un regard sur le béton et les puissants artistes de l'ordre capitaliste »

Recension de Béton. Arme de construction massive du capitalisme par Jean-Claude Leroy sur le site de Mediapart.

C’est, en 2018, l’effondrement spectaculaire et funeste du pont Morandi qui est à l’origine de cet essai. Anselm Jappe explique dès son introduction comment cet ouvrage exemplaire – il avait fait la fierté de l’ingénierie italienne – a pu perdre d’un coup toute sa prestance. En fait, Morandi lui-même avait pu noter, douze ans après sa mise en service, le vieillissement prématuré des matériaux. Il avait accusé l’atmosphère salée dans laquelle baigne le port de Gênes ! Le vieillissement, c’était celui du béton armé, un matériau que, dans bien des cas, on ne peut garantir au-delà de quelques décennies, mais dont on use néanmoins avec une gourmandise extravagante.
Si le béton fut utilisé dans l’antiquité – le Panthéon de Rome, qui date de deux mille ans, est en béton –, son usage fut longtemps délaissé pour être redécouvert et amélioré aux XIXe siècle. Mélange d’argile et de calcaire chauffé à haute température, cette poudre est source d’une pierre artificielle qui va prendre une place prépondérante dans le paysage urbain. Quand la fibre d’acier s’y mêle, cela devient le béton armé et alors tout semble permis en termes d’audace architecturale, et même de défi aux lois physiques. Bien des gratte-ciel d’avant-guerre cependant s’en sont passés, ils sont faits d’une structure métallique, couverte de béton ordinaire.
Les avant-gardes de tout poil, tel le futurisme italien, par exemple, voient dans le béton l’aubaine attendue pour une révolution de l’habitat et de la ville. Elles iront, dans certains cas, jusqu’à imaginer quasiment des villes jetables, avec des bâtiments qui durent moins que le temps de la vie de ceux qui les habitent. Des écoles aussi diverses que l’Anthroposophie ou le Bauhaus se firent adeptes de l’architecture bétonnière. Par ailleurs, la taylorisation de la société allait atteindre le foyer familial et l’habitat industriel formater le quotidien selon les standards de l’usine. On va jusqu’à imaginer des placards en béton tandis que dans un même mouvement imaginatif un certain Le Corbusier suggère de faire raser le centre de Paris pour y coller à la place des gratte-ciel.
Ce livre dénonce l’usage inconsidéré du béton armé, variante malheureuse du béton millénaire, il dresse aussi un sévère procès des architectes et des urbanistes. C’est qu’« Il importe de rappeler que, parmi tous les arts, l’architecture est de loin celui qui a l’impact le plus profond sur la vie les individus… » Le béton est à l’évidence, avec le pétrole, un des signifiants majeurs de notre société capitaliste. Son usage et les modèles qui s’y rattachent obligent nos environnements, le cadre quotidien de l’existence. Nous sommes légitimes à demander des comptes. [...]
Se rappelant qu’au temps fort de la Révolution française, il avait été question de démolir les châteaux féodaux et leurs tours, symboles de la tyrannie, comme dans un mouvement d’humeur, l’auteur de
Béton, arme de construction massive du capitalisme, suggère de non seulement lutter contre la disparition de l’architecture traditionnelle mais aussi, et plus utilement encore, de veiller à faire disparaître l’architecture moderne ! Laquelle disparaîtra probablement, faute des ressources nécessaires, pour voir peut-être revenir des méthodes anciennes mariées à d’autres plus récentes, comme le prônait et l’avait mis en œuvre un architecte qui, lui, mérite le détour, auteur de Construire avec le peuple, l’Égyptien Hassan Fathy.

Pour lire la suite de l'article : https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/301120/un-regard-sur-le-beton-et-les-puissants-artistes-de-l-ordre-capitaliste

Anselm Jappe