20/12/21

« Tisonner les braises de l’histoire »

Recension de Brasero par Freddy Gomez sur le site d'À contretemps.

L’objet est beau comme un orage, comme un vent qui lève, comme un feu qui prend. À l’heure du néant sous copyright, de la salissure éditoriale, du tout-pareil dans le banal ou l’extravagant, la couverture d’un rouge claquant léché de flammes noires et d’un « n° 1 » conquérant a de quoi réjouir le regard. Le nôtre, en tout cas, usé de beaucoup voir du ressemblant sans autre prétention que de faire époque, et donc mode. Ici, c’est plutôt l’anti-mode qui préside aux destinées graphiques de ce premier numéro de Brasero, revue de contre-histoire à parution annuelle. Coup de chapeau à Graphisme ADGP et à l’illustrateur Jean Aubertin pour leur prestation. Ça ravigote, comme disaient les anciens, en reposant leur grog sur le zinc !

Maîtres d’œuvre de ce numéro, Cédric Biagini, responsable de L’Échappée, et Patrick Marcolini, en charge de sa collection Versus, réalisent là un très ancien projet que nous étions quelques-uns à attendre depuis longtemps. Sans trop y croire, il est vrai, tant les attentes sont souvent déçues en matière éditoriale. « Revue de contre-histoire », donc. Au vu de ce que nous livre ce premier numéro, l’appellation est bien choisie. Précédé d’une brillante présentation sobrement ironique [1] et organisé en sept cahiers – « Préliminaires », « Présence », « Substance », « Marges », « Parcours », « Sens » et « Pages » –, le tout s’inscrit dans une claire volonté de rupture avec la production historiographique actuelle et sa passion déconstructive. Ici, c’est tout le contraire : on construit du sens et du plaisir à voir et à lire, ce qui n’est pas rien par les temps qui courent.

Vingt et un articles (complétés de huit notes de lectures), au total qui, tous, méritent, pour les thématiques abordées et les talents qu’ils conjuguent, référence.

Dans « La gueuse blanche de Montmartre » (p. 2), Anne Steiner, auteure du récent et épatant Révolutionnaire et dandy : Vigo dit Almereyda – recensé ici –, explore le Montmartre de la Belle Époque au temps où la coco (la « gueuse blanche »), très prisée par les artistes et écrivains, s’y consommait presque librement juste avant que ne se mît en place, pour des enjeux officiels de sécurité publique, une politique de prohibition. Décidément très en verve, la même Anne Steiner signe un autre article, « Anna Mahé, de l’anarchie au jokari » (p. 40), où l’on apprend que cette hyperactive institutrice pour le moins atypique, très proche – pour ne pas dire plus – de Libertad (1875-1908), ne se contenta pas d’évoluer de l’individualisme social du batailleur Albert-le-Béquillard vers un communisme libertaire ouvert au syndicalisme révolutionnaire, mais participa aussi à des expériences pédagogiques très innovantes et à de multiples projets coopérativistes de cette époque. C’est d’ailleurs dans cette aire qu’elle fondera dans les années 1930, avec son compagnon Pierre Georges Miremont, Les Manufactures réunies, atelier-refuge d’anarchistes et dissidents de diverses chapelles, et fabrique spécialisée dans la conception et création de jouets en bois, où sera conçu et fabriqué, inspiré de la pelote basque, le jokari, breveté en 1937.

Dans « Le tour de France de Flora Tristan » (p. 10), Sidonie Mézaize Milon nous livre un fort récit du voyage que cette « aristocrate déchue et femme de lettres », réalisa du 2 avril au 14 novembre 1844 sur les routes de France pour défendre, de ville en ville et auprès des siens – le peuple dans ses diverses composantes –, L’Union ouvrière, son livre édité un an plus tôt. « Femme-messie », Flora poussera sa quête d’éveil des consciences ouvrières jusqu’à l’épuisement de ses forces. Elle décédera à Bordeaux, dernière étape de son périple, des suites d’une congestion cérébrale.

Sous la plume de Patrick Marcolini, sont évoquées les figures de J. Posadas, pseudo de Homero Cristalli (1912-1981), argentin prolifique et trotskiste allumé, celle du lettriste Jean-Louis Brau (1930-1985), irrégulier de l’avant-garde et celles des élus de la bande de la revue-groupe Le Grand Jeu. « Trotskisme et soucoupes volantes » (p. 18) – surtitré « Loufoqueries » – s’appuie sur un texte de Posadas – « Les soucoupes volantes, le processus de la matière et de l’énergie » (1968) – pour nous instruire des bizarreries de ce personnage foncièrement optimiste et potentiellement apocalyptique, qui, ravagé par l’idéologie du progrès sans limites, croyait au « communisme alien » et aux extraterrestres. Mieux que la théorie queer ! Dans « Jean-Louis Brau : LSD, mitraillettes et poésie sonore » (p. 30), le même Marcolini nous offre un portrait alerte de celui qui fut un temps l’ami lettriste, mais pas situationniste, de Debord, un éparpillé de l’intérieur qui dérivera jusqu’aux extrêmes les plus militaristes en Indochine, puis en Algérie, un grand consommateur de drogues dures et beaucoup plus. Personnage de roman, il ne rata aucune occasion de vivre sa vie comme une turbulence. Dans « Le Grand Jeu : révolution et révélation » (p. 108), la doublette Marcolini et Julien Lafon s’intéresse à cette « communauté humaine d’esprits en butte au monde moderne » qui, réinventant à la fin des années 1920 une forme de romantisme susceptible de fusionner la poésie, le rêve, le désespoir, la drogue et la mystique, concoctèrent ce « Grand Jeu », qui fut d’abord une expérience humaine de haute intensité à laquelle se prêtèrent sans compter de très jeunes gens (Roger Gilbert-Lecomte, Roger Meyrat, Roger Vailland et René Daumal) et dont certains pensent encore qu’elle fut inégalable dans l’extrême.

Hommage est rendu par Charles Jacquier, infatigable travailleur de l’ombre, à la Commune de Kronstadt, dont le centenaire passa inaperçu, ou presque, dans les gazettes de la gauche dite radicale. À cette occasion, il republie « La vérité sur Kronstadt » (p. 24), de Marie Isidine, originellement publié dans Les Temps nouveaux en mai 1921. Du même Jacquier, « Lire Orwell aujourd’hui » (p. 174), un article qui revient sur le mauvais traitement que Gallimard réserva constamment à Orwell et sur le rôle que jouèrent de petits-grands éditeurs – d’Ivrea (ex-Champ libre) à Agone et Libertalia – pour faire rayonner l’anarchiste tory ailleurs que dans le bourbier de la rue Sébastien-Bottin (...).

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