« L'armature du capitalisme »
Recension de Béton d'Anselm Jappe par Galaad Wilgos sur Le Comptoir.
Certaines choses sont tellement omniprésentes qu’elles disparaissent de notre conscience pour ne former plus qu’un décor neutre. L’exemple le plus frappant est sans nul doute l’architecture, qui détermine bien plus nos vies que ce que l’on pourrait croire. Mais plus encore que l’architecture, il y a le matériau qui la forme, qui passe complètement inaperçu. C’est pourquoi Anselm Jappe, notamment connu pour son grand essai sur Guy Debord et sa critique du capitalisme inspirée de la théorie de la critique de la valeur (Wertkritik), s’est donné pour une fois la liberté de se consacrer à un sujet qui, pour lui, n’est pas une spécialité, mais bien plutôt une passion. Car cette œuvre n’est pas celle d’un urbaniste, d’un théoricien de l’architecture ou même de l’esthétique : c’est celle d’un dilettante avide de connaissance, d’un esthète anticapitaliste qui déploie ici une critique profonde et radicale du béton et de l’architecture moderne dont il est l’armature.
Dans ce livre, il règle son compte au béton armé dont il fait l’une des clefs de voûte du capitalisme contemporain. Un matériau pas cher mais peu solide et qui ne dure pas, comme beaucoup de choses produites par lui. Vu comme un moyen pour tendre vers le progrès par la bourgeoisie progressiste, voire un allié du prolétariat par les communistes staliniens, ce matériau participe de l’uniformisation de l’architecture mondiale et de l’évolution du capitalisme : bureaucratisation, concentration, verticalisation et liens de plus en plus forts entre les entreprises et les États, etc. Le béton armé est par ailleurs vecteur de prolétarisation, puisqu’il ne nécessite plus les connaissances transmises auparavant entre artisans pour la construction d’édifices. Le monde du béton armé, c’est celui de la division du travail radicale où d’un côté l’architecte, sorte d’individu omnipotent et chef d’orchestre, dicte la marche à suivre à des hordes d’ouvriers sans qualification, comme dans une usine quelconque.
La solution pour Jappe ? Le retour à une architecture plus populaire, c’est-à-dire démocratique, qui s’enracine dans un lieu et se fait par les habitants pour les habitants – et non par les architectes pour les agences immobilières. Il en appelle aussi à l’utilisation de matériaux durables et solides. Sa critique est ainsi tour à tour esthétique, intellectuelle, politique et historique. C’est-à-dire socialiste romantique (...).
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