28/09/21

« Un excellent ouvrage de philosophie »

Entretien de Romain Roszak, auteur de La Séduction pornographique, par Loïc Chaigneau sur le site de L'Affranchi.

Le livre de Romain Roszak, qu'il place sous l'égide de Michel Clouscard, m'est apparu comme un excellent ouvrage de philosophie pour au moins deux raisons. D'abord parce qu'il y a un travail de fond, de recherche, de conceptualisation, de définition, qui tranche avec l'essai d'opinion et nous permet de renouer avec une pratique philosophique qui reste toutefois accessible à un grand nombre de lecteurs. Ensuite, c'est un livre qui vient interroger une très large majorité des préjugés que nous pouvons rencontrer à l'heure actuelle à propos de la pornographie. À ce titre, c'est une synthèse extraordinaire qui fait découvrir au lecteur non seulement différents points de vue philosophiques, mais qui interroge aussi la notion de pornographie par l'intermédiaire des productions, artistiques notamment, dans l'histoire. C'est ainsi que j'ai découvert avec étonnement, par exemple, Le coucher de la mariée. Il ne s'agit donc pas seulement d'un énième livre traitant de la pornographie comme nous pourrions au premier abord le penser et c'est toutes ces particularités que j'aimerais que nous abordions.

Loïc Chaigneau : Dans ton livre, tu parles notamment de la pornographie comme « nouveau totem occidental ». Pourrais-tu revenir sur cette expression ? Par la même occasion, te semble-t-il évident de parler de la ou d'une pornographie ou faut-il voir derrière ce concept quelque chose de multiple, qui traduirait autant de représentations différentes ?

Romain Roszak : Le totem, je ne sais pas - mais un totem, c'est certain. L'usage que j'en fais n'est pas strict : la pornographie ne définit aucun système de parenté à proprement parler, contrairement aux totems des sociétés analysées par Freud. En revanche, elle est dotée d'une forte charge symbolique, qui l'isole du reste des marchandises. D'abord, elle est une forme d'entité mythique, ancestrale et bienveillante pour un certain groupe humain, à géométrie variable d'ailleurs : la France, si l'on veut (« une certaine idée » de la France, du moins), voire l'Occident (défini négativement : l'hémisphère libéré du poids des tabous corporels, aussi bien que des aspirations collectivistes et laborieuses). La pornographie telle qu'on la comprend aujourd'hui a une histoire relativement récente : un siècle, à peu de choses près. Mais ses sectateurs veulent toujours l'inscrire dans un temps plus long, qui remonterait au moins aux fresques de Pompéi, aux premières littératures érotiques. Ce caractère immémorial assure à la pornographie son caractère sacré : si l'on y touche, on touche au groupe humain à qui elle renvoie par allusion - parce qu'on touche à son identité, à ses valeurs fondamentales. Elle fait donc l'objet de crispations irrationnelles, qui relèvent plus, à mon sens, de la pensée magique que d'une réflexion transparente à elle-même et structurée. En France, la pornographie ne fait pas débat - sauf à droite, à la rigueur, et chez les groupes de croyants, mais leurs contributions souvent très pauvres ne suffisent pas à mettre en péril le consensus libéral sur la question. Les rares interventions critiques structurées (Sheila Jeffreys, Gail Dines, Dany-Robert Dufour, Anselm Jappe) sont très peu recensées, et donnent lieu à des commentaires agressivement ironiques. Enfin, il me semble que l'allusion à la pornographie, loin d'être encore une affaire taboue, fonctionne pour toutes ces raisons comme un signe de ralliement entre membres du groupe. Les « gens de gauche », autoproclamés « progressistes », reconnaissent les leurs à leur décontraction, leur éternelle jeunesse quand il est question de sexualité, leur refus par principe de toute mise en cause de ce qu'ils perçoivent comme leur sphère privée. Pour toutes ces raisons, donc, totem. Et c'est aussi une manière, pour moi, de m'amuser un peu. Michel Clouscard se plaisait à appliquer aux sociétés occidentales les catégories anthropologiques grâce auxquelles les sciences humaines étudiaient les peuples dits sauvages ; non pas pour rabattre, comme Lévi-Strauss, nos structures psychiques sur celles de ces peuples, mais plutôt pour signaler combien la civilisation capitaliste reste opaque, et sa conscience mystifiée. Allez dire au premier venu que sa vie politique et psychique est organisée autour d'un totem, et que ce n'est pas juste une façon de parler : vous ne serez sans doute pas très bien reçu.

En ce qui concerne la question d'une « essence » de la pornographie, d'une définition qui parviendrait à circonscrire ses productions les plus diverses, il faut d'abord faire une mise au point. Les porn studies, qui se développent depuis une trentaine d'années, réfutent toute définition de la pornographie parce qu'elle est toujours simpliste et normative. Il faut dire que la manière dont les philosophes théorisaient le problème jusqu'ici commençait à sembler bien pauvre : la distinction d'un érotisme léger, suggestif, et d'une pornographie crue, lourde et vulgaire, trahissait à la fois, chez Roland Barthes et Jean Baudrillard, une relative ignorance de leur sujet, et une position très intellectuelle et aristocratique. Il faut dire, aussi, que la distinction très délicate et apparemment arbitraire de l'érotisme et de la pornographie vient se doubler d'une nouvelle distinction : celle de la pornographie mainstream, supposément prisonnière de figures et de situations périmées, et de la post-pornographie, qui fait profession de redistribuer les rôles sociaux de sexe, de perturber les pratiques habituelles de la sexualité qui seraient autant de structures de domination (patriarcales, hétérosexuelles, phallocentrées). La simple figuration de la nudité et de la sexualité ne suffit donc pas à forger une catégorie unique, qui serait la pornographie. Néanmoins, on n'a pas tout dit quand on a procédé à ce relevé empirique. Une des ambitions de La Séduction pornographique, c'est de retracer la genèse de cet état d'abondance pornographique qui est le nôtre aujourd'hui ; de situer le moment de la dispersion de la pornographie en multiples catégories, qui semble interdire pratiquement toute mise en cause de cette marchandise ; de chercher si, par-delà la multiplicité de ses apparences aujourd'hui, il est encore possible de dégager un concept clair de cette marchandise. Je montre que c'est le cas, et qu'il y a bien réellement - pas seulement dans la tête du chercheur un peu névrosé - une catégorie d'images qui, en faisant référence d'une manière ou d'une autre à la sexualité, a pour fonction de prendre en charge le désir de ses spectateurs, de les rendre incapables de s'exciter par eux-mêmes, et de les faire fonctionner selon les besoins du capital. Des marchandises qui façonnent à la fois les clients et les électeurs parfaits du capitalisme sous sa forme contemporaine, dans les sociétés post-industrialisées.

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