« Sabotages : "Viser l’industrie du béton est plus que légitime" »
Entretien avec Anselm Jappe, auteur de Béton. Arme de construction massive du capitalisme, par Gaspard d'Allens dans Reporterre.
Le 5 juin, des militants accusés de dégradations dans une cimenterie Lafarge ont été arrêtés par des brigades antiterroristes. Une réaction qui témoigne de la nervosité de l’État, juge le philosophe Anselm Jappe.
Reporterre — Le 5 juin, des brigades antiterroristes ont interpellé une quinzaine de militants qui auraient, selon la police, dégradé une cimenterie Lafarge dans les Bouches-du-Rhône. Comment réagissez-vous à cette vaste opération ?
Anselm Jappe — L’État n’a pas de honte : il accuse de terrorisme ceux qui ont protesté contre un industriel qui est en lien avec le terrorisme. Rappelons que Lafarge est actuellement mis en examen pour double complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, après avoir négocié avec Daech un droit de continuer son activité lucrative en Syrie. Pour ce soutien, le groupe a été condamné en octobre 2022 par les États-Unis à 778 millions de dollars d’amende. Cela prouve, si besoin il était, que le béton, et de manière plus générale l’extractivisme, évoluent au milieu de milices, d’armées privées et de seigneurs de guerre qui exercent des formes de pouvoir particulièrement brutaux.
Et c’est là l’ironie de l’affaire, l’État préfère utiliser des brigades antiterroristes pour retrouver des individus qui auraient utilisé quelques masses ou pinces coupantes ! Cela s’appelle tirer à l’artillerie lourde sur des moineaux ! C’est une manière assez classique d’étouffer toute opposition. Ce n’est pas la première fois que l’État utilise des moyens de surveillance antiterroristes contre des militants, mais dernièrement ces méthodes se banalisent et se généralisent.
Il faut évidemment s’opposer à cette forme de répression. En même temps, il y a plutôt de quoi être fier. Sur le plan politique, l’État fait une sorte de compliment aux personnes arrêtées et aux mouvements auxquels ils appartiennent. Sa réaction hystérique prouve sa très grande inquiétude. On sent une forte nervosité de sa part face à la montée en puissance du mouvement écologiste et le développement d’actes de sabotage, que je ne qualifierais pas de violents, mais simplement d’illégaux.
Le mouvement de défense des terres a un potentiel subversif, peut-être plus important que les luttes strictement syndicales ou sociales aujourd’hui. Une grande majorité de personnes se disent concernées par la question écologique et sont prêtes à agir, ou approuvent ceux qui agissent. C’est ce qui fait le plus peur à l’État : que des milliers ou des dizaines de milliers de manifestants ne respectent plus sa légalité, comme à Sainte-Soline ou ailleurs.
L’attitude des manifestants est en train d’évoluer. La stratégie ancienne du pouvoir qui visait à séparer les militants entre gentils pacifistes et méchants casseurs ne fonctionne plus. Même des personnes âgées ou des gens qui personnellement ne s’engageraient pas dans cette voie ou ce type d’actions les justifient désormais. C’est une réaction saine et légitime face à la brutalité de l’État et de la police.
Et des industriels ?
Oui, évidemment, le système industriel et productiviste est une forme de violence. Les industriels sont les premiers criminels climatiques. Ils n’ont d’ailleurs plus bonne presse et il y a une prise de conscience majeure à leur égard. Le béton a longtemps été considéré comme neutre, mais le public réalise désormais que ce matériau et la filière qui le produit sont nocifs à différents titres. Le philosophe Hegel disait : « Seulement les pierres sont innocentes ». Mais en vérité, même les pierres ne sont plus innocentes une fois entrées dans le cycle industriel (...).
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