21/02/23

« Moderne Séverine »

Recension de L'Insurgée de Séverine par Danièlle Tartakowsky dans En attendant Nadeau.

Séverine, l’une des pionnières du journalisme et première femme à avoir dirigé un quotidien national, a écrit plus de 6 000 articles de 1883 au début des années 1920 : 45 sont rassemblés dans Séverine l’insurgée.

Caroline Rémy (1855-1929), dite Séverine, fait ses premiers pas dans Le Cri du Peuple, qu’elle a financé. Elle le quitte en 1888 après avoir vainement espéré « que la grande armée des pauvres se serrerait les coudes de nouveau », qualifiant alors de « coupables » et de « criminels » les guesdistes qui s’opposent à l’union, déplorant qu’ils y « introduisent la politique », qu’on « n’y débat plus des intérêts économiques des travailleurs mais des intérêts électoraux des candidats ». Dans sa lettre de rupture et d’adieu, elle dit vouloir dorénavant « faire l’école buissonnière de la révolution » en allant « de droite ou de gauche suivant les hasards de la vie », et collabore désormais à des titres aussi différents que La Fronde, Gil Blas, Le Figaro, Le Gaulois, L’Éclair, Le Journal, L’Écho de Paris… Mais aussi La Libre Parole (brièvement), L’Humanité, et d’autres encore au nom de l’« indépendance » dont se réclame constamment celle qui dit ne pas reconnaitre « la loi des majorités ».

Un temps séduite par le boulangisme, très brièvement antidreyfusarde avant de s’engager haut et fort dans le combat dreyfusard, elle est d’abord et avant tout libertaire, sur un mode qui lui est propre, pétrie d’humanisme et de sensibilité pour « la grande armée des pauvres », « ses pauvres », qu’elle dit aimer « comme d’autres aiment leurs enfants », les « opprimés ». « Avec les pauvres, toujours, malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes… malgré leurs crimes », elle se tint aux côtés de « l’humaine détresse », des « persécutés qu’ils s’appelassent Kropotkine, Boulanger ou d’Orléans » ; ceux qui l’accusent « ne défendent que les persécutés de leur nuance ». Séverine est à ce titre qualifiée de « Notre-Dame des larmes » par certains de ses confrères masculins.

Certains de ses articles ont été publiés en recueil de son vivant, puis par trois fois, après une longue phase d’effacement, à partir de 1982. Laurence Ducousso-Lacaze et Sophie Muscianese, fondatrices en 2021 de l’Association des amies de Séverine, « récidivent » ici, à partir d’un choix nécessairement subjectif qui, toutefois, donne à lire la multiplicité de ses combats. Les quarante-cinq articles retenus, couvrant la période 1886-1921, sont précédés d’une présentation globale de Paul Couturiau, auteur d’une biographie de Séverine ; pour chaque texte, une courte introduction restitue les éléments factuels parfois nécessaires à la compréhension d’articles écrits au feu d’événements dont certains nous sont devenus lointains, introduction accompagnée d’une référence bibliographique.

Qui découvre ces textes est saisi par le talent d’une plume maniant avec la même efficacité l’ironie, l’attaque, l’empathie, dans une écriture claire souvent nourrie de celle de Victor Hugo que Séverine voudrait voir statufier sous l’Arc de Triomphe, animée qu’elle est du même amour des « misérables ». Sa prose est également marquée par une sensibilité chrétienne qui n’est pas sans évoquer les écrits des socialistes pré-marxistes ou les chansons et poèmes des premiers Premier Mai, contemporains. Elle évoque ainsi la « face de vieux Christ » de Vallès, son ami de toujours et son maitre. Les « pharisiens clouant Jésus à tous les arbres de la route », « la légende du socialisme et [celle] du catholicisme, son ancêtre », Jésus, « garçon de Bethléem, faible de corps et d’esprit puissant », et « ceux qui se prennent pour lui d’une amitié farouche […] font des manifestations sur les tombes comme nous autres et tiennent des meetings, comme les sans travail dans tous les Champ de mars qu’ils rencontrent », « Ecce homo, ecce populus […], symbole navrant de l’humble souffrance qui s’est appelé dans les légendes populaires le Christ ou le juif errant, Jacques Bonhomme ou Jean Labeur ». Et d’accuser Jules Ferry, entre autres crimes, d’avoir tenté « d’arracher Dieu du ciel et l’espoir du cœur des déshérités », usant « ses ongles contre les clous d’un christ inoffensif »… Glissant parfois vers un esthétisme du martyr (...).

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