« Le continent Américo »
Recension d'Orages pour un autre rêve d'Américo Nunes par Sébastien Navarro dans À contretemps.
Sir William Walker est un rhéteur aussi redoutable que fascinant. Face à un aréopage de colons portugais endimanchés, il vient de comparer les avantages pour ces messieurs d’entretenir une mulâtresse « payée à la tâche » plutôt qu’une femme de leur classe sociale au coût nettement plus élevé. Choqués et émoustillés, les hommes repus rient. Puis, quittant le terrain du lubrique pour l’économique, Sir William Walker se fait grave et sérieux : « Et alors messieurs, dites-moi, selon vous, quel est le plus rentable : un esclave ou un ouvrier salarié ? »
Nous sommes au début du XIXe siècle à Queimada, île « imaginaire » des Caraïbes exploitée pour sa monoculture de cannes à sucre. Nous sommes dans un film – Queimada – réalisé par Gillo Pontecorvo et sorti sur les écrans français en janvier 1971. Quelques années plus tôt, le même Pontecorvo a réalisé La Bataille d’Alger. La question coloniale le travaille – de même que son corollaire : le mythe de la libération nationale.
Queimada est un film esthétiquement et politiquement brillant [1]. Il met en scène l’intrigant Sir William Walker – incarné par le retors et magnétique Marlon Brando – fomentant une révolution indigène aux seules fins que la Couronne britannique évince l’Empire portugais et fasse main basse sur la ressource sucrière de l’île. Abolir l’esclavage pour désentraver les règles du « libre marché » : le cynisme des fonctionnaires du Capital est sans limites. Ainsi, Walker-Brando expose les termes du deal aux colons : « Alors, qu’est-ce qui vous convient le mieux ? Voulez-vous la domination portugaise avec ses impôts, sa législation et son monopole commercial ou l’indépendance avec un gouvernement, une armée à vous, une administration à vous et la liberté du commerce avec tous, qui obéissent aux seules règles et au seul prix du commerce international ? »
Les colons semblent séduits, et puis l’idée d’être à la tête d’une nation indépendante a de la gueule. L’un d’entre eux se montre cependant hésitant : « Si notre nègre, alors qu’il cessera d’être esclave, au lieu de devenir ouvrier, voulait devenir patron ? » Walker-Brando saisit la perche : il n’est dans l’intérêt ni du business international ni du futur état insulaire que le processus révolutionnaire aille jusqu’à son « extrême conséquence ». Comprendre : les esclaves, futurs ouvriers « émancipés », devront rester à leur juste place. Tout changer pour que rien ne change, l’adage promu par un autre réalisateur italien – Visconti et son Guépard – trouve dans le Queimada de Pontecorvo une énième et froide illustration (...).
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