« "La notion de technofascisme ne correspond à aucune réalité" »
Entretien avec Éric Sadin, auteur du Désert de nous-mêmes et de Penser à temps, par Blaise Mao dans Usbek & Rica.
Dans Le désert de nous-mêmes (L’échappée, 2025), son nouvel essai, Éric Sadin passe en revue les conséquences, selon lui préoccupantes, de l’adoption massive des IA génératives. Pour autant, le philosophe refuse de parler de « technofascisme » pour qualifier l’alliance en cours, aux États-Unis, entre barons de la tech et politiques autoritaires.
Dans la longue pile des essais consacrés à l’IA sortis ces dernières semaines, celui d’Éric Sadin se distingue car il a le mérite de poser une question simple (et d’y apporter des pistes de réponses courageuses) : quel sera notre rôle sur Terre dans un monde où toutes nos fonctions auront été déléguées à des intelligences artificielles ? « Nous en arrivons à nous enthousiasmer de ne plus nous ériger comme des êtres parlants pour nous en remettre à des machines produisant du verbe ou, plus précisément, un pseudo-langage fondé sur des équations statistiques cataloguées », écrit le philosophe, consterné par cette « existence dévitalisée » qui caractérise notre époque, nous projetant à grande vitesse vers ce qu’il appelle « le désert de nous-mêmes ».
Comment en sommes-nous arrivés là ? Parce que l’histoire du progrès technologique s’écrit depuis deux siècles en marchant dans les traces de la pensée utilitariste chère à Jeremy Bentham et John Stuart Mill, ce « principe de maximisation de l’intérêt du plus grand nombre comme le critère devant être tenu pour prioritaire ». Pour autant, pas question de cibler seulement les politiques, les ingénieurs ou les entrepreneurs. Dans la « coalition d’intérêts » qu’il pointe du doigt dans son livre, Éric Sadin n’oublie pas de nous inclure, nous tous, les milliards d’utilisateurs de ces IA génératives.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il revient sur cette responsabilité collective, qui le pousse justement à rejeter le concept de « technofascisme » aujourd’hui en vogue dans le champ technocritique.
Usbek & Rica : L’avènement des IA génératives semble porté aujourd’hui par l’alliance entre des barons de la tech et des figures politiques autoritaires. Au point que certains essayistes et journalistes parlent de « technofascisme » pour décrire la période que nous traversons. Mais vous rejetez ce terme. Pour quelles raisons ?
Éric Sadin : De telles critiques passent totalement à côté des grands enjeux actuellement à l’œuvre. Nous savons que le développement ininterrompu des technologies numériques et leur impact sur la société et les individus ont représenté l’un des plus importants phénomènes de ce premier quart du XXIe siècle. Et, par voie de conséquence, ceux qui en sont à l’origine, les entrepreneurs et les ingénieurs de l’industrie du numérique, ont vite été parés d’une aura symbolique dans la mesure où ils ont été perçus comme des êtres à même de changer la face du monde, dotés de pouvoirs à nuls autres pareils.
Dans l’imaginaire collectif, ils ont tenu lieu de rois thaumaturges, pour reprendre le titre d’un livre du médiéviste Marc Bloch, qui avait analysé la perception que les hommes se faisaient des rois, comme nantis de dons surnaturels. Et les plus importants d’entre eux, outre de voir leurs profits s’accumuler comme jamais à une telle vitesse dans l’Histoire, se sont pris au jeu en quelque sorte. Au point souvent d’éprouver une impression de toute-puissance virant à la mégalomanie. Un état d’esprit qui n’a cessé de croître depuis le tournant des années 2010, et qui a conduit la plupart à prendre au sérieux leur rôle de visionnaire, en quelque sorte, pendant que les foules accordaient foi à cette mythification (...).
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