« La lucidité sans concession d’Éric Sadin face à L’emprise numérique »
Recension de Penser à temps d'Éric Sadin par Jean-Jacques Bedu dans Mare Nostrum.
La scène inaugurale de Penser à temps se joue le 10 février 2025. Alors que le Grand Palais déroule le tapis rouge aux géants de la tech pour un sommet mondial sur l’IA, Éric Sadin organise, à quelques centaines de mètres de là, un contre-sommet au Théâtre de la Concorde. Ce face-à-face symbolique résume la démarche de l’ouvrage : opposer la parole vive du témoignage à la communication officielle. Ce recueil de tribunes et d’entretiens, couvrant la période 2013-2025, ne constitue pas un essai théorique linéaire, mais une anthologie de combats menés au présent. L’auteur y endosse le costume du veilleur, celui qui tente de briser l’apathie générale face à la technologisation intégrale de l’existence.
Une archéologie du quotidien : des tablettes aux trottinettes
La force de ce recueil réside dans sa capacité à saisir les objets techniques non comme des gadgets isolés, mais comme les symptômes d’une civilisation qui bascule. Éric Sadin excelle à déconstruire les dispositifs concrets qui ont envahi notre quotidien. Il s’attaque dès 2014 à l’arrivée des tablettes numériques au collège, dénonçant une décision prise sans concertation qui transforme le professeur en « plateforme » et l’élève en consommateur d’attention. Plus tard, en 2019, c’est l’irruption sauvage des trottinettes électriques sur les trottoirs parisiens qu’il analyse comme le triomphe du « fait accompli » et d’une « glisse impériale » méprisant l’espace commun.
Ces textes, remis dans leur chronologie, dessinent une trajectoire claire : celle d’une dépossession progressive. De la surveillance de la NSA révélée par Snowden en 2013 à l’exploitation des chauffeurs Uber, l’auteur documente l’instauration d’un « soft-totalitarisme ». Ce régime ne s’impose pas par la force, mais par l’administration algorithmique des corps et des esprits, dictant les cadences dans les entrepôts logistiques ou orientant nos choix de consommation par le profilage comportemental.
Les noms de la "Silicolonisation"
Là où l’analyse gagne en mordant, c’est dans sa désignation précise des responsables. Éric Sadin ne s’en prend pas à un « système » abstrait, mais vise les acteurs de cette « silicolonisation » des esprits. Il pointe la responsabilité directe du politique dans cette soumission aux intérêts privés. Il cible nommément Axelle Lemaire, ancienne secrétaire d’État chargée du Numérique et dénonce les conflits d’intérêts au sein du Conseil national du numérique, composé majoritairement de chefs d’entreprise de la donnée.
Cette collusion entre l’État et l’industrie culmine avec l’intelligence artificielle. L’auteur fustige la naïveté, voire la complicité, d’Emmanuel Macron qui célèbre la « start-up nation » et déroule le tapis rouge à Elon Musk. Pour Sadin, ces dirigeants ont abandonné le politique — entendu comme la délibération collective — au profit d’une gestion technocratique et automatisée de la société (...).
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