02/06/25

« Actuel Proudhon »

Recension de Naissance de l'anarchisme de Pierre Ansart par Sébastien Navarro dans À contretemps.

L’anecdote est savoureuse, aussi je la partage. En 2020, je fis partie du jury d’un modeste prix littéraire. Le grand prix fut attribué à Jean Rouaud pour son essai L’Avenir des simples [1]. Dans son texte, Rouaud dépeignait notre détestable époque soumise à la voracité des « multi-monstres » : les multinationales. Converti au véganisme, l’écrivain se faisait le héros de la cause animale, pourfendant l’inhumanité de l’agro-industrie.
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Las, le premier repas collectif auquel fut invité le Goncourt cuvée 1990 fut constitué à 100% de charcutaille et de barbaque. Pas une feuille de laitue sur la table. Pire : l’entrée s’était étirée lors d’une interminable cargolade au cours de laquelle des kyrielles d’escargots avaient été occis et enfourchés dans une indifférence généralisée. Comment un tel couac avait-il pu être possible ? Je me souviens avoir observé Rouaud durant le repas, impassible et muet, attendant qu’on lui amène un triste bout de tarte végétale, tandis que nous bâfrions, insouciants, des montagnes saignantes de saucisses et coustellous de porc. J’imaginais ses pensées : était-ce là vile provocation ou bien était-il vraiment tombé dans le tréfonds d’une viandarde plouquerie ?

L’Avenir des simples, j’avais pas aimé – même si sur le fond je partageais nombre des constats posés par son auteur. Mais quelque chose mêlant surplomb moralisant et antipathie posturale m’avait lourdement gavé dans ce livre. Surtout, j’avais pas digéré un bref passage où, revisitant quelques vieilles barbes du XIXe siècle, Rouaud avait cancellé le « père de l’anarchie » par cette brutale et définitive sentence : « ce gros con antisémite de Proudhon ». C’est donc d’un commun accord avec ma compagne que notre exemplaire de L’Avenir des simples atterrit dans la boîte à lire du village entre L’Anneau de Cassandra de Danielle Steel et une édition mâchouillée du Malade imaginaire.

Un sociologue de la question sociale

Proudhon, donc. Après son antisémitisme, sa bien connue misogynie et son onfrayenne récup’ achèveraient presque de condamner le penseur aux bauges de l’infréquentable. Faut dire que la fièvre postmoderne, coupée de toute visée historiciste, excelle dans l’art du tri sélectif et des condamnations morales. Fort heureusement, quand le philosophe et sociologue Pierre Ansart (1922-2016) publie, en 1970, Naissance de l’anarchisme, sous-titré Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme, il est à dix mille lieues de notre pauvre présent. Un demi-siècle plus tard, les éditions L’échappée sortent ce texte majeur de l’oubli dans une réédition préfacée par Freddy Gomez. Ce dernier, reconnaissant le caractère « difficile et contradictoire » de l’œuvre de Proudhon, met le doigt sur l’essentiel : s’il est un fait important à retenir de l’approche de Pierre Ansart c’est qu’elle a « su lier la sociologie de Proudhon aux temps et aux conditions historiques où elle fut produite, corrigée, amendée, élargie ». Le texte d’Ansart procède, en effet, d’une intuition particulièrement féconde : celle visant à prendre, selon les mots de l’auteur, « pour point de départ l’hypothèse qu’un créateur participe de sa collectivité et de son époque et que celles-ci orientent, souvent à son insu, sa propre création » (...).

Pour lire la suite : www.acontretemps.org/spip.php?article1113

Pierre Ansart