24/10/18

« Conjuguer le passé au futur »

Recension du Modernisme réactionnaire par Philippe Douroux dans Philosophie Magazine.

Ce livre est devenu une référence essentielle pour les historiens. Il fut le premier, dès 1984, à analyser la solidité de la construction idéologique du nazisme, trop souvent réduit àl’irruption désordonnée de la brutalité extrême en politique. C’était oublier le rôle de quelques-uns des plus grands philosophes allemands, et ce dès la République de Weimar, dans la « révolution conservatrice ». C’est toute la force du travail effectué par Jeffrey Herf de montrer comment se mettent ainsi en place les fondations nécessaires à l’édification d’un état totalitaire à la fois réactionnaire, opposé aux Lumières, racialiste, mais moderne.

Le modernisme en l’occurrence est matériel, et même technologique. On comprend au passage pourquoi Heidegger, qui place très tôt ses espoirs dans le nazisme, s’en estime trahi quand il constate que le culte de la technologie moderne l’emporte sur celui de l’âme allemande. Pour Jeffrey Herf, Heidegger fut de ce point de vue « tout à fait inutile » à la construction du modernisme réactionnaire. En revanche, d’autres penseurs solides, adhérents au Parti national-socialiste, comme Carl Schmitt, ou restant à l’écart de l’appareil nazi, comme Oswald Spengler et Hans Freyer, ou même quasi opposants, comme Ernst Jünger, vont apporter leur pierre à un édifice idéologique cohérent qui va permettre le déploiement d’une politique.

En 1918, Oswald Spengler, avec son livre Le Déclin de l’Occident, encourage la jeunesse allemande à se tourner vers la technologie moderne plutôt que vers la philosophie et la poésie, pour en finir avec un romantisme qui mène la nation allemande à sa perte. Juriste de formation, Carl Schmitt va plus loin. Pour lui qui place au centre de la politique la question de l’ennemi avec lequel on ne transige pas, la technique devient « une dimension indispensable de la guerre et de la domination politique ».

La voie vers une utilisation à outrance de la technologie par les nazis était ouverte et allait s’appuyer sur le corps des ingénieurs, glorifiés par l’appareil hitlérien au même titre que les soldats. Ce dont témoigne la lecture de la revue Technik und Kultur : la technologie, arme du capitalisme et du communisme, ne va pasdétruire l’âme allemande mais la sauver.

Reste une question : pourquoi a-t-il fallu attendre trente-quatre ans la traduction de l’ouvrage de Jeffrey Herf ? L’historien François Jarrige, qui a postfacé cette édition, l’explique par la place de la technique dans la culture française : « Il est pratiquement impossible, en France, de remettre en cause l’idée de progrès technique sans passer pour un affreux réactionnaire ou un dangereux passéiste. » 

Trad. de l’anglais F. Joly.

https://www.philomag.com/les-livres/le-modernisme-reactionnaire-haine-de-la-raison-et-culte-de-la-technologie-aux-sources-du

Jeffrey Herf